claudialucia

http://claudialucia-malibrairie.blogspot.fr/

Depuis mon apprentissage de la lecture, les livres ont toujours tenu dans ma vie une place immense. J'ai ouvert ce blog intitulé Ma librairie pour garder le souvenir de toutes ces lectures, des émotions ressenties, des récits, des mots et des phrases qui m'ont marquée.
Le titre de mon blog est un hommage à Michel de Montaigne qui aimait à se retirer dans sa librairie (au XVIème siècle le mot a le sens de bibliothèque), au milieu de ses livres.
La librairie de Montaigne était située au troisième étage d’une tour de son château qui figure dans mon logo. Là, il lisait, méditait, écrivait. Là, il rédigea Les Essais.
Pour moi, comme pour lui, les livres : “C’est la meilleure des munitions que j’aie trouvée en cet humain voyage”.

Les Presses de la Cité

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5 avril 2016

Treize marches

Treize marches de Kazuaki Takano est qualifié de thriller mais il présente beaucoup d’autres centres d’intérêt. Il décrit le système judiciaire japonais, ses failles et ses erreurs, et peint aussi la mentalité japonaise vis à vis de la culpabilité et du pardon.

Ryô Kihara est condamné à mort pour un crime qu’il n’a pas commis. Il est amnésique et ne se souvient donc de rien. Mais dix ans après le drame, alors qu’il attend l’exécution de la peine, un souvenir lui revient en mémoire : il se revoit monter treize marches d’escalier. Il cherche alors à faire réviser son procès.
Jun’ichi Mikami a été condamné à deux ans de réclusion pour avoir tué accidentellement un homme qui lui avait cherché querelle dans un bar. A sa remise en liberté, il est contacté par Shôji Nangô, gardien de prison chargé de la réinsertion des prisonniers, qui lui demande de l’aider à prouver l’innocence de Kihari.

Le roman fonctionne effectivement en jouant sur les nerfs du spectateur. Pour sauver Ryô Kihara condamné à mort, une course contre la montre est engagée. Il faut que Jun’ichi Mikami et Shôji Nangô aient trouvé les preuves de son innocence avant que l’ordre d’exécution ne soit signé car, alors, plus rien ne pourra arrêter la marche de la justice. Parallèlement à leur recherche, on suit le document qui décidera du sort de Kihara, de bureau en bureau, jusqu’à la signature suprême, celle du garde des Sceaux. Chaque minute qui passe, chaque retard, chaque échec sont donc une avancée vers la peine capitale. Le roman se lit donc bien comme un thriller et l’intrigue, d’ailleurs assez complexe, avec de nombreux rebondissements, tient le lecteur en haleine.

Mais le roman est aussi et surtout un réquisitoire contre la peine de mort. Kazuaki Takano montre l’horreur d’une justice qui, telle une machine implacable, peut condamner un innocent. Une justice qui bien souvent se révèle aléatoire, condamnant l’un, absolvant l’autre, parfois inconséquente. Mais il va plus loin. Il montre tout l’inhumanité de cette attente de la mort qui peut survenir des années après la condamnation. C’est avec beaucoup de conviction que l’écrivain communique au lecteur, l’angoisse intolérable de ces prisonniers qui guettent le bruit des pas dans les couloirs de la prison. Devant quelle cellule vont-ils s’arrêter? L’arrivée de la Mort se fait dans un silence halluciné rompu par les cris de révolte du condamné qui comprend que son heure est arrivée. Mais l’horreur culmine lors de la description de l’exécution par pendaison, vue cette fois par les gardiens. Il s’agit d’un acte que chacun d’entre eux portera inscrit dans sa chair et dans son esprit. A travers les angoisses et le sentiment de culpabilité du gardien Shôji Nanko qui se considère comme un meurtrier, nous comprenons toute la barbarie de la peine capitale. Kazuaki Takano détaille par le menu les étapes d’une mise à mort en pénétrant dans la tête et le coeur des hommes chargés de la pendaison. Ce qui n’est souvent qu’une idée abstraite se concrétise en quelque chose de terrifiant.

Enfin, autre intérêt du roman, la mentalité japonaise par rapport au sentiment de culpabilité et de rédemption. La notion de repentir est primordiale. Un assassin qui éprouve des regrets et les exprime peut éviter la peine capitale même si, bien sûr, se pose le problème de sa sincérité. Cela aboutit à des aberrations : Ryö Kihara, amnésique, ne se souvient pas qu’il a tué. Il ne peut donc se repentir si bien qu’il est condamné à mort! La réparation financière compte aussi beaucoup pour prouver la bonne foi du condamné et atténuer sa culpabilité. Un homme riche s’en sortira donc mieux qu’un pauvre. Jun’ichi Mikami est forcé lors de sa mise en liberté conditionnelle d’aller présenter ses excuses au père de la victime, une démarche terrible, pour l‘un comme pour l’autre. La question de la rédemption et du pardon par le repentir est donc essentielle dans la société japonaise. Nango, gardien de prison, qui a tué légalement deux hommes ne peut pas être jugé ni châtié. Il doit chercher ailleurs la rédemption.

"Treize marches" peut donc avoir des entrées différentes et je dois dire que j’ai été passionnée par les divers aspects du roman

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20 mars 2016

Jeune fille à l'ouvrage

J’avais été fascinée par l’écriture de Yoko Ogawa découverte avec Le musée du silence, Amours en marge, Parfum de glace, La piscine… Mais j’ai été tellement déçue par L’hôtel Iris que j’ai cessé de la lire. Je renoue avec cette grande écrivaine japonaise avec un recueil de nouvelles paru chez Actes Sud en 2016 mais écrite il y a une vingtaine d'années : Jeune fille à l’ouvrage, titre du premier récit.
J’ai retrouvé dans ces nouvelles ce qui fait la spécificité de Yoko Ogawa, cette observation fine, minutieuse qui donne tant d’importance aux détails : ainsi dans le premier récit, dans la description de la jeune fille à l’ouvrage, en train de broder, le narrateur note : « sur le tissu les doigts de la petite fille jouent comme ceux d’un petit animal ; ils font réellement toutes sortes de choses ; démêlent le fil, caressent, et piquent le tissu, tirent sur l’aiguille. »
On dirait un portrait à la Vermeer, un tableau qui fixe et retient tous les détails d’une scène prise sur le vif et figée dans l’instant.
C’est à partir de ce souvenir de la brodeuse et de sa boîte à ouvrage rouge que le thème de la mémoire si cher à Yoko Ogawa ressurgit :  le narrateur voyage entre présent et passé, et, tandis que sa mère agonise dans le service des soins palliatifs de l’hôpital, le jeune homme revoit son enfance. Même retour entre passé et présent dans Aria où le narrateur retrouve sa vieille tante pour son anniversaire et se souvient d’elle quand il était enfant. Travail aussi sur la mémoire dans Transit mais la mémoire historique, celle des camps de concentration où les grands parents de la narratrice ont trouvé la mort. Le retour sur les lieux permet de lever les flous de la transmission du souvenir et de prendre conscience de la fragilité et des erreurs la mémoire. Et dans l’univers du nettoyage de la maison, c’est par le récurage de sa maison, par l’effacement des salissures accumulées pendant une trentaine d’années que la maîtresse de maison fait table rase de son passé. Comme si la propreté immaculée pouvait venir à bout des souvenirs et donner un nouveau départ dans la vie.
La cruauté de la vie est toujours présente mais ce qui domine toujours dans les nouvelles précitées, c’est la nostalgie et la poésie liées au thème de la mémoire et ce qui me frappe, ce sont ces dénouements qui n’en sont pas. Ici pas de chutes qui surprennent et provoquent un choc. Plutôt un lent délitement, une non-fin, les gens se séparent en se disant au revoir, banalement comme dans Transit, Aria ou Jeune fille à l’ouvrage. Il n’y a rien de plus. Tous se dissout dans la banalité quotidienne.  On ne peut réparer le passé, on peut pas agir sur lui.
Très différentes sont les autres nouvelles, étranges et bizarres. Ce qui brûle au fond de la forêt nous plonge dans un univers fantastique. Elles présentent toutes un mélange de cruauté et de perversité : dans La crise du troisième mardi une toute jeune fille entraînée dans une chambre d’hôtel par un homme âgé est terrassée par une crise d’asthme. Parfois la chute de la nouvelle est violente, dérangeante, tordue, en particulier dans L’encyclopédie ou Morceaux de cake. J’éprouve une certaine répulsion à la lecture de ces dernières nouvelles, sachant, bien entendu, que c’est ce que veut nous faire éprouver l’auteure et qu’elle excelle aussi dans ce genre morbide, aux détails crûment réalistes.
L’autopsie de la girafe en est un exemple : « Certainement que son cerveau avait été déjà prélevé, et que ses intestins  désinfectés avaient été retirés. Les mains de mon amoureux humides de sang, de fluides corporels et de produits pharmaceutiques devaient les caresser avec précaution. » 
Mais le style même dans les passages les plus réalistes, les plus durs, révèlent des beautés poétiques comme  cette analogie établie entre la girafe de l’autopsie et les grues.
« Autour de chaque grue se dressaient un échafaudage de tubes métalliques et de machines aux formes complexes posées de ci de là et qui n’entravaient pas leur fierté et leur dignité. La peinture jaune étincelait, les bras s’étiraient avec grâce, et les câbles qui s’enroulaient autour paraissaient vigoureux. Les trois crochets immobiles dans l’espace ressemblaient à des offrandes spécialement choisies. « 
Tous ces récits témoignent d’un mal-être, de la banalité ou du non-sens de la vie même dans les rapports amoureux. Et lorsque la passion  existe, elle se révèle cruelle et  dévoyée, elle parasite l'autre (L'encyclopédie) ou le sacrifie (Ce qui brûle au fond de la forêt). Un grand talent. Une vision pessimiste de la vie.

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3 mars 2016

Une jeunesse de Blaise Pascal

Comme le titre l’indique dans Une jeunesse de Blaise Pascal, Marc Pautrel prend le parti de choisir la période de la vie de Blaise comprise entre l’âge de douze et trente-et-un ans, années consacrées aux mathématiques, riches de traités et de découvertes scientifiques, années pendant lesquelles Dieu tient peu de place dans l’existence du jeune homme. Vous ne rencontrerez donc pas ici le philosophe, le métaphysicien, le janséniste tourmenté par la foi, le Pascal au verbe inspiré, visionnaire, le Pascal des Pensées.

Pascal a perdu sa mère a trois ans et son père Etienne Pascal, savant mathématicien, décide de l’éduquer lui-même. Le jeune Pascal doté d’une intelligence vive et précoce fait preuve d’un don exceptionnel en mathématiques si bien que le père décide de ne pas les lui enseigner avant qu’il ait appris le latin et le grec, c’est à dire jusqu’à seize ans. Marc Pautrel décrit comment ce manque développe chez Pascal une soif de connaître qui l’amène à découvrir par lui-même ce qu’on lui cache et à retrouver tout seul la 32ème proposition des Eléments d’Euclide. Etienne Pascal, bouleversé par l’intelligence de son fils, lève l’interdiction et l’emmène avec lui à des réunions de mathématiciens - il a treize ans - où il rencontrera les plus grands esprits de l’époque : Gassendi, Fermat, Roberval, Mersenne. Le jeune prodige est capable d’argumenter avec les savants et même de les dépasser.

Suit une période d'études et de découvertes intense. Il va créer la machine à calculer (la Pascaline), poursuivre les expériences de Toricelli et prouver l’existence de la pression atmosphérique, inventer la théorie des probabilités... Ce sont des années bouillonnantes d’idées et exaltantes malgré la faible santé de Blaise, des années où il peut se croire l’égal de Dieu.

« .. Il découvre toujours les secrets, les ressorts cachés du monde, et Dieu est dans le Monde, ou s’il n’y est pas, alors c’est qu’il n’est pas, et Pascal le saura, c’est sa raison d’être, éclairer la surface des choses à nouveau chaque jour, exactement comme le soleil : il ne modifie rien, il donne seulement à voir, mais d’une lumière insoutenable. »

Mais en 1654, il échappe à la mort. Après un accident de carrosse, il reste dans le coma pendant deux semaines. A son réveil il a une révélation qui va lui faire rencontrer Dieu. Un total bouleversement dans son existence.

Marc Pautrel dit avoir été très fidèle en ce qui concerne les faits mais avoir dû imaginer le reste, ce qui lui a laissé une grande liberté de création. C’est pourquoi il nous parle d’une jeunesse de Pascal; elle aurait pu être différente, une parmi d’autres. Le texte est intéressant car il explore un tournant décisif de la vie de Pascal, du mathématicien au visionnaire, du matérialisme à la foi, comme s’il avait été impossible au jeune homme de concilier la rationalité et Dieu. Peut-être parce que les mathématiques le faisaient douter du mystère du monde et puis l’Eglise, toute puissante, ne déclarait-elle pas hérétique celui qui prétendait expliquer la Création.

Que dire du livre? Il est très court. J'aurais aimé plus d'explications, en particulier sur les découvertes scientifiques de Pascal, plus de développement, mais ce n'était pas le propos de l'auteur. Il m’a manqué un peu de corps, de chair…  Cela n'enlève pas ses qualités à cette biographie. Elle est bien écrite, le style est peaufiné et même ciselé. Un texte concis, sans fioritures, classique dans le sens du XVII ème siècle, plus proche du Pascal mathématicien que du Pascal visionnaire.

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19 février 2016

La poupée de Kafka

"En 1923, à Berlin, Kafka rencontre dans un parc une fillette en pleurs, qui a égaré sa poupée. L’écrivain la réconforte. La poupée n’est pas perdue, affirme-t-il, elle est simplement partie en voyage ; d’ailleurs, ne lui a-t-elle pas écrit – n’a-t-il pas gardé les lettres ? Confronté à l’incrédulité de l’enfant, Kafka rentre chez lui et, dans un état de grande faiblesse (il ne lui reste que quelques mois à vivre), rédige les missives en question. Pendant trois semaines, et par sa plume, la poupée raconte sa vie. Dans son dernier courrier, elle annonce qu’elle s’est mariée et doit mettre un terme à sa correspondance. Rassérénée, la fillette accepte cette conclusion. La littérature, en un sens, l’a délivrée de sa douleur." C’est cette anecdote qui sert de point de départ au roman de Fabrice Colin.

Abel Spieler est professeur de littérature allemande à la Sorbonne. C’est un homme égoïste qui trompe sa femme avec ses étudiantes, délaisse sa fille Julie et dont la passion pour Kafka est envahissante. Julie est une enfant précoce qui lit La métamorphose à l’âge de six ans, qui connaît par coeur toute la vie et l’oeuvre de Kafka. Brillante mais bouleversée par les démêlés conjugaux de ses parents puis par la mort de sa mère, elle échoue à ses concours et coupe les amarres en partant vivre à Berlin. C’est alors qu’elle décide, pour se rapprocher de son père, de rencontrer Else Ferchtenberg, qui, d’après son enquête, doit être la petite fille à la poupée. Oui, mais voilà! Else est une vieille dame peu commode et qui n’est pas prête à livrer ses secrets. Et par dessous tout elle aime le mensonge. L’écrivain va tout mettre en oeuvre pour que les trois personnages clefs du roman, hantés par la figure omniprésente de Kafka, se rencontrent et pour que les secrets soient dévoilés.

La poupée de Kafka est un roman au sujet original qui a plusieurs entrées. S’il explore les relations orageuses et douloureuses entre un père et sa fille malgré l’amour qui les lie, il est aussi un livre sur l’amour de la littérature et son rôle dans la vie.
« Les livres de Kafka sont l’antidote à la maladie d’exister, soliloquait-il en inspectant ses ongles rongés. Sans lui, je ne saurais que faire de la douleur du monde, sans lui, je ne saurais pas vivre, et vous non plus.»
Kafka y est à la fois celui qui permet le partage et l’échange entre la fille et le père comme lors de ce voyage à Prague sur les traces de l’écrivain mais aussi celui qui divise. Le père vit plus dans ses livres que dans la vie quotidienne.
« Kafka. Kafka schon immer, toujours et en tous lieux, l’étoile noire, l’anti-guide, le prophète, pardonne-moi si je fatigue, papa, pardonne-moi si je t’en veux de tout ça. »

Immense pouvoir de la littérature qui peut détourner de la vie mais qui peut aussi lui donner un sens, mettre un baume sur les souffrances ; littérature consolatrice comme celle de kafka écrivant pour la petite fille et lui permettant de surmonter la perte de sa poupée. Et c’est pourquoi Else Ferchtenberg aime tant le mensonge. C’est pourquoi elle préfère sa vie rêvée, fantasmée qui lui permet de tenir à distance l’horreur de ce qu’elle a vécu et que nous découvrirons peu à peu dans des pages, à part, mises en exergue. Récit dans le récit, elles nous introduisent vers une autre dimension de l’histoire, une autre tragédie.
Mais je n’en dirais pas plus ! Et si vous voulez savoir si la vieille dame est bien la petite fille à la poupée, sachez que vous aurez la réponse à la fin du livre, parce qu’enfin tout au long du roman, le lecteur meurt d’envie de savoir la vérité, une vérité romanesque puisque l'on n'a jamais su si cette anecdote rapportée par Dora Diamant, la compagne de Kafka, est vraie !
Un roman très bien écrit, qui tout en posant des questions passionnantes, maintient le lecteur en haleine.

Et en plus, j'aime énormément la photo de la première de couverture du livre chez Actes Sud.

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1 février 2016

Boy, Snow, Bird de Helen Oyeyemi

Boy, Snow, Bird est une belle surprise, une plongée dans un monde romanesque à part, qui s’éloigne de ce qui est attendu, qui emprunte au conte de fée traditionnel tout en étant profondément ancré dans la réalité, un mélange d’irrationalité et de poésie nous questionnant sur l’identité, la couleur, le genre.

Nous sommes aux Etats-Unis, dans les années 1930 marquées par la ségrégation et la haine des noirs. Les questions se pressent : Qui est la mère de Boy, un des trois personnages féminins qui donnent son titre au roman ? Est-ce elle qui lui a choisi ce prénom, Boy, comme cadeau de naissance, don venimeux d'une sorcière penchée sur le berceau du bébé? La fillette ne l’a jamais connue, elle est élevée par un preneur de rats, géniteur violent et haineux, qu’elle est obligée de fuir. Elle se réfugie dans un petite ville du Massachussets et épouse Arturo Whitmann un bijoutier. Mais à la différence du conte, le mariage n'est pas le happy end attendu pour la jeune héroïne car un enfant naît de cette union. Mais pourquoi Bird, la fille de la blanche et blonde Boy et d'Arturo, est-elle noire?

Nous sommes dans un pays de conte où les frontières se brouillent, où nous perdons tout repère, où les choses ne sont pas ce qu'elles devraient être, où le blanc apparaît noir, et dans un pays bien réel où le noir est considéré comme laid. Les deux univers se rejoignent dans leur cruauté. L'intelligence de Helen Oyeyemi, c'est d'avoir détourné le conte de Blanche Neige pour parler du racisme et de l'intolérable souffrance de ceux qui le subissent.

L’écrivaine brouille habilement les pistes. Le conte traditionnel épouse si étroitement la réalité que l’on ne peut remettre en question la crédibilité de l’histoire : le preneur de rats ( nous dirions de nos jours, dératiseur) n’évoque-t-il pas le joueur de flûte d’Hamelin ? Et qu’en est-il de Snow, la fille d’un premier mariage d’Arturo, si belle avec sa peau blanche et ses cheveux si noirs ? et de sa marâtre Boy ? Blanche Neige !

Helen Oyeyemi introduit le thème récurrent du miroir qui unit les trois femmes : Boy, Snow et Bird, interrogation sur une identité qui repose sur le mensonge, interrogation aussi sur le Bien et le Mal. Nous ne sommes pas ce que nous paraissons car les miroirs ne sont pas fiables. Boy est la narratrice de la première et dernière partie et Bird prend le relais en deuxième partie. Changement de point de vue qui permet l’effet-miroir réfléchissant à l’infini une multitude d’images. Que se cache-t-il derrière la beauté de Snow ? La gentillesse ou une subtile cruauté ? Et Boy, est-elle méchante et vicieuse comme l'affirme le preneur de rats ? De même Olivia Whitman, la mère d’Arturo, est une femme de caractère, terrible dans sa détermination à paraître ce qu’elle n’est pas, peut-être par haine d’elle-même, et à écarter ce qui se met sur son chemin.

Si certains passages m’ont paru moins soutenus quelque fois, cela n’a été qu’un ressenti passager car le récit est souvent extrêmement fort comme le sont aussi les personnages. Le preneur de rats, surtout, est terrifiant et envoûtant, dès qu’il apparaît. j’ai beaucoup aimé aussi la lettre de Charlie, un amoureux éconduit de Boy, sur sa tante Jozsa, qui refuse de renier ses idéaux ; ou encore l’affrontement de Boy et de sa belle mère Olivia après la naissance du bébé, ce qui aboutit au récit de la vieille dame sur sa jeunesse. Mais je ne vais pas tout vous raconter et je vous laisse découvrir ce livre que j’ai beaucoup aimé.

Extrait :
"Personne ne m'avait jamais prévenu au sujet des miroirs, de sorte que je les ai appréciés durant longtemps, les croyant fiables. Je me cachais entre eux en en plaçant deux face à face de sorte que, debout au milieu, j'étais réfléchie à l'infini dans l'un ou l'autre sens. Beaucoup, beaucoup de moi. Quand je me dressais sur la pointe des pieds nous étions toutes dressées sur la pointe des pieds, à tâcher de voir la première d'entre nous, et la dernière. L'effet était vertigineux, une immense pulsation, pas tout à fait vivante, tenant plus du fonctionnement de l'automate. Je ressentais le reflet sur mon épaule comme un tapotement. j'étais avec lui dans les termes les plus intimes, comme n'importe quelle petite nouille trop seule pour être difficile avec ces fréquentations."