Jean-Luc F.

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la dernière aventure de Bernie Gunther

1

Seuil

22,00
Conseillé par (Libraire)
29 novembre 2020

Humour détaché, profonde humanité

« La dernière aventure de Bernie Gunther » annonce le bandeau , et c'est bien de la dernière aventure, au sens propre, du héros récurrent de quelques 14 romans de Philip Kerr qu'il s'agit, puisque ce dernier nous a quittés prématurément en 2018. Metropolis est une œuvre posthume, écrite alors que son auteur se savait déjà malade.
Philippe Kerr aurait pu choisir de faire disparaître son héros avec lui (comme l'a fait un autre auteur de romans policiers trop tôt disparu, Henning Mankell, avec le commissaire Kurt Wallander, atteint de la maladie d'Alzheimer dans « L'homme inquiet », dernier opus d'une saga de 12 romans). Il fait le choix inverse. Dans Metropolis, Philip Kerr, près avoir fait traverser à Bernie Gunther les années sombres du Troisième Reich, ramène celui-ci aux débuts de sa carrière, dans le Berlin des années 20. Jeune inspecteur à la Kripo (la police criminelle), Bernie Gunther y enquête sur des meurtres en série de prostituées, puis d'invalides de guerre qui mendient dans les rues de Berlin. Metropolis n'a pas la flamboyance trouble des grands romans de Philip Kerr, dans lesquels Gunther côtoyait, contre son gré, les pires criminels nazis. Ce n'en est pas moins, un beau roman, qui brosse, sous les apparences d'un polar classique, un tableau inquiétant du Berlin de l'après Première Guerre mondiale, miné par la crise économique, politique, morale. Les nazis commencent à faire parler d'eux, et la pègre fait la loi. Le titre fait bien entendu référence au film de Fritz Lang, dont la femme, Théa von Harbou, qui est aussi la scénariste de tous les films allemands de Fritz Lang, apparaît comme personnage dans le roman (y apparaît aussi le peintre dada George Grosz). C'est pourtant moins à Metropolis que renvoie le roman de Philipp Kerr, qu'à un autre grand film de Fritz Lang, « M le Maudit ». L'assassin sifflote sur les lieux du crime, et le récit de son procès final par la pègre, dans les locaux désaffectés d'une brasserie, cite clairement une scène fameuse de ce chef-d'oeuvre prémonitoire
Archéologie sociale et culturelle du Berlin des années 20, Metropolis en est aussi une archéologie tout court de la ville. On y voyage comme si on y était dans des lieux aujourd'hui disparus, places, gares, théâtres, cabarets, et ce n'est pas le moindre des plaisirs que nourrit la lecture de ce roman foisonnant.
Philip Kerr nous manquera, et nous manquera aussi Bernie Gunther avec qui son auteur semblait ne faire qu'un, anti-héros que sauve du désespoir son humour détaché (n'oublions pas que Philip Kerr était anglais) et sa profonde humanité.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
12 novembre 2020

Ironie légère, désarmante sincérité

Jean-Philippe Toussaint a l'art de nous saisir là où on ne l'attend pas. Dans « La clé USB », son précédent roman, il nous prenait à la gorge dans les quarante dernières pages d'un livre aux fausses allures de roman d'espionnage, en mettant à nu le désarroi et la douleur de son narrateur, surpris par la mort brutale de son père. On retrouve ici le même narrateur que celui de « La clé USB », Jean Detrez, haut fonctionnaire à la Commission européenne. L'intrigue est plus ténue (encore qu'elle nous fasse entrer avec force détails dans les arcanes du fonctionnement de la technocratie bruxelloise), la composition est plus ample (trois grandes parties que l'auteur préfère qualifier de mouvements, comme dans une œuvre musicale), mais le principe est le même : derrière l'allure détachée d'un récit volontairement factuel (mais qui réserve aussi de beaux moments de suspense et d'étrangeté), nous faire toucher à ce qu'il y a de plus intime en nous, les émotions souvent contradictoires qui nous habitent. Jean-Philippe Toussaint le fait avec la délicatesse que réclament ces émotions privées (« une des plus belles choses dont nous disposions » dit-il), grâce à cette écriture qui est sa marque de fabrique, où se mêlent ironie légère et désarmante sincérité.

Jean-Luc

22,90
Conseillé par (Libraire)
18 octobre 2020

Un minutieux travail d'enquête qui se lit comme un roman policier

Dans le très beau "Retour à Lemberg", minutieux travail d'enquête sur quatre destins que réunissait leur lien avec la ville de Lemberg, (aujourd'hui Lviv en Ukraine), pendant la première moitié du XXe siècle, Philippe Sands croisait un personnage qui restait à l'arrière plan, Otto Wächter, officier SS, gouverneur de Cracovie puis de Galicie (la région de Lemberg) pendant l’occupation nazie. « Otto » est cette fois l'objet principal d'un même minutieux travail d'enquête, qui met aussi en scène sa femme Charlotte et un de leur fils, Horst, toujours vivant, avec qui Sands entretient une relation complexe de quasi amitié. Extrêmement documenté (en particulier grâce aux « archives » de Charlotte, lettres, cartes postales, journal), "La filière" se lit presque comme un roman policier, qui nous tient en haleine en suivant pas à pas le destin d'un brillant avocat viennois, nazi de la première heure, responsable de la mort de milliers de Juifs, avant de finir sa vie de façon pitoyable à Rome, dans l'attente d'une possible exfiltration vers l'Argentine. Mais "La filière" aborde aussi, sans en avoir l'air, de grandes questions : celle du mal (comment, issu d'une bourgeoisie riche et cultivée, devient-on un bourreau ?) et celle du secret (de famille en l’occurrence : comment vit-on le fait d'être le fils d'un criminel ?). Se gardant des réponses hâtives, le lent cheminement du livre laisse à chacun d'entre nous la liberté de trouver ses propres réponses.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
18 septembre 2020

Vif et stimulant

Le monde « post-vérité » dans lequel nous sommes entrés depuis quelques décennies est moins celui du mensonge totalitaire décrit par Orwell, qu'un monde où la vérité n'a plus d'importance. « Nous nous montrons plus enclins à déclarer vraies les idées que nous aimons qu'à aimer les idées vraies, surtout si elles nous déplaisent » nous dit Etienne Klein, qui sait de quoi il parle quand il est question de vérité (il est physicien, directeur de recherche au Commissariat à l'énergie atomique). Il nous faut retrouver nous-dit-il, « le goût du vrai », titre qu'il emprunte à un texte visionnaire de Nietzsche. Faute de quoi «la ruine des sciences, et la rechute dans la barbarie » nous guettent.
Un petit livre vif et stimulant, qui n'hésite pas à citer Coluche aussi bien que Proust, et confirme la qualité et l'urgence de la collection « Tracts ».

Jean-Luc

Roman

Stock

20,90
Conseillé par (Libraire)
16 septembre 2020

Eloge de la géopoétique

La Grande Ourse a une tendresse particulière pour Emmanuel Ruben, qui est le premier écrivain que la librairie ait accueilli, peu de temps après son ouverture 2015. Nous l'avions de nouveau reçu pour « Sur la route du Danube », récit d'une odyssée à vélo le long du grand fleuve européen, en même temps que méditation un brin mélancolique sur le devenir de la dite Europe, qui nous avait ébloui.
Avec « Sabre » Emmanuel Ruben revient au roman, ou du moins aux apparences du roman : un narrateur, Samuel Vidouble, qui était déjà présent dans « La ligne des glaces » ; un point de départ à la narration : un sabre, jadis accroché dans la salle à manger des grands parents, et mystérieusement disparu, le soir des obsèques du grand père ; un fil narratif : une enquête sur les traces de ce mystérieux objet, qui nous fait remonter dans l'histoire familiale, jusqu'au XVIIIe siècle, à la Révolution et aux guerres napoléoniennes, autour du personnage d'un hypothétique ancêtre, Victor Vidouble de Saint Pesant, hobereau émigré du dauphinois, errant dans l'Europe du Nord jusqu'à la Prusse orientale et au pays baltes.
Le fil évidemment s'effiloche bien vite, où plutôt se mêle, et s’emmêle, à des fragments autobiographiques, à des réflexions géopolitiques (qui se souvient de l'opération Sabre, menée par l'Armée française au sahel en 2012 ?), à des anecdotes historiques (qui savait que le grand philosophe Emmanuel Kant a donné des cours de géographie à l'Université royale de Koenigsberg ?), à des souvenirs de lectures. « Sabre » affirme la liberté de l'écrivain à s'écarter des chemins tout tracés, et à en inventer d'autres : « J'inventerai donc, dit le narrateur. On invente toujours en racontant, et il faut imaginer beaucoup, mentir énormément, pour qu'elle nous revienne, la prétendue, la sacro-sainte vérité ». Comme tout roman digne de ce nom Sabre invente un monde auquel on finit par croire, le temps de la lecture, et même après, ce qui n'est pas rien.
On voyage beaucoup dans Sabre, on voyage dans l'histoire, on voyage dans la littérature, et, Emmanuel Ruben n'étant pas géographe pour rien, on voyage dans la géographie. Mais, comme il l'avait brillamment développé lors de la rencontre à La Grande Ourse autour de « Sur la route du Danube », à la géographie il faut ajouter une dimension poétique, à la géopolitique opposer une géopoétique. « Sabre » est une démonstration magistrale de géopoétique : délectation de la musicalité des noms de lieux (ah ! la Courlande, ah ! Ultima Thulé), égarement dans des lieux imaginaires, (l'archipel de Taraconta, au milieu de la Baltique, qu'on ne voit que les jours de beau temps), descriptions rêvées de lieux réels, parmi lesquels Dieppe, qu'Emmanuel Ruben connaît bien : Dieppe, son « château de conte de fées, avec des poivrières, des échauguettes(...)», Dieppe émergeant du brouillard « comme si elle était née de la Manche, détachée de la France, cernée de falaises éblouissantes comme des icebergs (...) et le centre de gravité de cette ville, ou sa capitainerie, ce serait l'hôtel Aguado, lequel semble enjamber la mer tel un transbordeur, lorsqu'en venant de la terre on la voit la-bas, la mer, horizon gris suspendu à tout ce gris béton (...) »
On voyage beaucoup dans « Sabre » donc, et comme on le voit, on rêve aussi beaucoup, et ce n'est pas rien. Laissons-nous embarquer !

Jean-Luc