Jean-Luc F.

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Conseillé par (Libraire)
14 octobre 2019

Autoportait en voyageur

« Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde (…). Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l'image de son visage ». Cette citation de Borges qu'Olivier Rolin place en exergue de son livre décrit exactement le projet d’Extérieur Monde : même s'il n'est pas (on l'espère pour lui) à l'article de la mort , Olivier Rolin veut brosser une sorte d'autoportrait à travers l'évocation des voyages qui l'on construit. Car il est un grand voyageur, autant qu'un grand écrivain, et l'un ne va pas sans l'autre. Comme le peintre s'essaie à des esquisses avant de s'attaquer au tableau, Olivier Rolin fait d'abord semblant de ne pas savoir où il va, si même un livre verra le jour. Il adopte la technique du marabout-bout de ficelle : un trajet aux Açores en avion ouvre une digression fantasque sur les voyages en avion, le souvenir d'une photo au mur du bureau délabré d'une revue littéraire à Saint Pétersbourg ouvre une autre digression sur le goût de l'auteur pour les lieux délabrés (dont son propre appartement parisien). Et ainsi de suite. Il y a là, dès les premiers chapitres, un grand plaisir de lecture, car Olivier Rolin, s'il sait voyager, sait aussi écrire. Et puis au fur et à mesure qu'on avance le propos prend de l'épaisseur, et l'émotion s'installe. Car bien entendu la plupart des voyages qu'Olivier Rolin a faits il ne les refera plus. Et même si le coq à l'âne sert toujours, si l'on peut dire, de fil conducteur, se construit, l'air de rien, une réflexion empreinte de mélancolie sur le temps qui passe, sur ce qui disparaît avec lui, mais aussi une magnifique démonstration qu'au delà de ce qui nous échappe perdure la beauté des choses dont nous nous souvenons, celle des paysages, des sensations, des femmes, des livres aussi, de tous les moments d'intense émotion qui font qu'une vie vaut d'avoir été vécue.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
22 septembre 2019

Mélancolique et intense

Roy Jacobsen accorde son écriture au dénuement et à l'âpreté des lieux et du moment où il situe son histoire : des îles perdues au nord de la Norvège, occupées par les Allemands, à la fin de la Seconde Guerre mondiale : dépouillement de la phrase, clarté de la ligne narrative, poésie brute (on admire la belle traduction d'Alain Gnaedig), violence des situations, humanité des personnages, douceur du regard. Tout concourt à faire de Mer blanche un très beau roman, à la fois mélancolique et intense. On pense parfois à la merveilleuse trilogie de l'Islandais Jòn Kalman Stefànsson, Entre ciel et terre, le souffle de la "saga" en moins. Mer blanche est le second volet d'une tétralogie (entamée avec Les invisibles). On attend avec impatience la suite.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
12 septembre 2019

Du grand art

Jean-Philippe Toussaint a ce talent qui n'appartient qu'à lui de rendre légèrement cocasses, curieusement étranges et vaguement inquiétants les univers les plus banals, ici celui de la sécurité informatique. Lui seul aussi sait, au terme d'une sorte de parcours initiatique dans lequel nous sommes, comme le narrateur, de plus en plus perdus , nous faire basculer avec ce dernier dans une émotion qui nous prend de court et nous serre le cœur.
Tout ça en moins de 200 pages ! Du grand art !

Jean-Luc

Presses universitaires de France

15,00
Conseillé par (Libraire)
3 septembre 2019

1938, l'année des défaites

Dans une démarche volontairement empirique, qui a consisté, pour l'essentiel, à lire les journaux et discours de l'époque (auxquels internet donne un accès immédiat et quasi-illimité), Michaël Foessel, qui aime à rappeler qu'il n'est pas historien mais philosophe, éclaire l'année 1938 à la lumière des mécanismes qui font reculer une démocratie.
Ce qu'il perçoit et analyse c'est l'installation d'une rhétorique qui masque et légitime dans le même temps le renoncement aux valeurs de la République, qui va conduire, à partir de la fin du Front populaire à une série de « défaites » : défaite des partis, défaite sociale, défaite morale enfin, à travers les accords de Munich bien sûr, mais aussi sur la question de la « tragédie des réfugiés » (comprendre celle des Juifs qui fuient le Reich) qui n'est pas sans évoquer notre « crise des migrants ». Sombre tableau qui illustre aussi une défaite intellectuelle à laquelle échappent heureusement quelques figures (celle peu connue d'Henri de Kerillis, celles de Georges Bernanos ou de Marc Bloch).
1938 n'est pas 2018, et l'histoire ne se répète pas tient à souligner Michaël Foessel. Il ne nous en alerte pas moins sur ce qui pourrait être aujourd'hui la mise en place d'une même rhétorique du renoncement, qui n'annoncerait rien de bon.
Un livre essentiel.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
2 mai 2019

L'usage de l'Europe

Remonter le Danube à vélo avec un ami ukrainien est une belle aventure, mais ce qui intéresse Emmanuel Ruben est moins le récit, souvent drôlatique, parfois exalté, de cette équipée qui n'hésite pas à emprunter les chemins de traverse, que la longue méditation qu'elle nourrit sur l'Europe, ce «vieux continent vieillissant».
Méditation sensible et mélancolique dans la partie «balkanique» du parcours, Roumanie, Bulgarie, Serbie, Croatie, qui sont pour Emmanuel Ruben le cœur battant de l'Europe, où se mêlent les langues, où les minarets rappellent que l'empire Ottoman fait partie de notre histoire à nous Européens, et où les multiples rencontres façonnent l'image d'un humanité diverse, souffrante et pourtant généreuse (la rencontre de Zanko, le trompettiste, et de sa famille de Tziganes sortis d'un film de Kusturica, au coucher du soleil, sur une terrasse dominant le Danube, est la plus poignante).
Méditation inquiète et désabusée au fur et à mesure qu'on se rapproche d'une Europe «germanique», Hongrie fortifiée de Viktor Orban, où les rencontres se font rares, Autriche aseptisée, et Bavière amnésique où errent ici où là les fantômes du nazisme, où on ne rencontre plus personne.
Emmanuel Ruben met abondamment l'histoire au service de son propos, depuis l'épopée de Samuel 1er, le tsar qui unifia les Balkans au XIe siècle jusqu'à celle des guerres fratricides qui les déchirèrent dans le dernier XXe siècle, et dont les ruines de Vukovar sont la sinistre trace. Mais il invite aussi, et à chaque moment, la géographie, car il n'oublie pas qu'il a été et est toujours géographe. L' acuité du regard donne au paysages traversés une présence presque palpable, et le goût pour les noms de lieux et leurs sonorités, villes - Odessa, Galaţi, Olteniţa, Baikal, Novi Sad, Esztergom-, et contrées -Dobroudja, Valachie, Voïvodine, Wachau- ajoute à la musicalité d'une écriture ample, dont le déroulé, tantôt apaisé, tantôt fougueux semble épouser celui du fleuve.
Mélancolie, acuité du regard, musicalité de la langue, humanité. On pense évidemment à Nicolas Bouvier et à "L'usage du monde", ce merveilleux livre dont la lecture en a marqué plus d'un. e. Le voyage de Nicolas Bouvier l’emmenait de Genève et de l'Europe, dont il fuyait l'ennui, vers l'Orient, métaphore d'un monde où apprendre à vivre. Le voyage d'Emmanuel Ruben le ramène, et nous avec lui, vers l'Occident, et la réalité du monde où il nous faut vivre, celui d' une Europe confrontée comme il l'écrit, «non à une crise des migrants, mais à une crise des valeurs», celui d'une Europe qu'il nous faut non plus fuir, mais réinventer, réécrire.

Jean-Luc.